Jean-Marie Guéhenno
Publié le 19 octobre 2020 à 16h15, mis à jour hier à 14h34 Temps de Lecture 2 min.
Tribune. Apaise-t-on une société ouverte en veillant à n’offenser personne ou en apprenant à tolérer les offenses ? Au-delà de la condamnation unanime du crime horrible de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), cette question ne reçoit pas la même réponse de tous les Français, et certainement pas de toutes les démocraties.
Aux Etats-Unis, beaucoup de commentateurs condamnent, implicitement ou explicitement, le manque supposé de « sensibilité culturelle » des Français non musulmans à la « communauté musulmane » que révélerait la diffusion des caricatures de Charlie Hebdo, et voient dans l’assassinat du professeur de Conflans l’indice d’une France de plus en plus divisée.
Cette analyse ignore la diversité des réactions parmi les Français de confession musulmane, mais elle est dans la droite ligne du mouvement qui s’est emparé de nombreuses universités américaines, où on encourage les professeurs à éviter tout propos, toute lecture, qui pourraient mettre mal à l’aise une partie de leurs étudiants.
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Pour moi qui vis aux Etats-Unis, la réponse ne fait pas de doute : la pratique américaine conduit à une impasse, où l’espace commun du débat démocratique et de la raison ne cesse de se réduire. Sa logique ultime est d’interdire à un homme de parler de la condition féminine, à un Blanc du sort fait aux Noirs. La « communauté » devient une forteresse d’où il est interdit de sortir, au nom d’une expérience communautaire qui serait la même pour tous les membres de la « communauté », et serait incommunicable à ceux qui n’en sont pas membres.
Une juxtaposition de forteresses haineuses
La société se transforme en une juxtaposition de forteresses haineuses et il ne reste plus à la puissance publique qu’à tenter de réguler les relations entre ces forteresses par une judiciarisation croissante des rapports sociaux. Cette évolution provoque des réactions violentes dont le succès de Donald Trump en 2016 et la réhabilitation du politiquement incorrect sont les symptômes. En croyant apaiser la société en la segmentant, on exacerbe les rancœurs et l’agressivité.
La voie française, qui accepte le blasphème et encourage l’irrévérence, n’est cependant pas simple à mettre en œuvre dans une société beaucoup plus diverse qu’elle n’était au temps de Jules Ferry (1832-1893). Elle fait peser une responsabilité écrasante sur les enseignants. C’est à eux qu’il revient, comme le faisait le professeur de Conflans, de faire réfléchir les futurs citoyens sur le difficile équilibre entre la nécessité du débat, qui exige la tolérance, et les besoins du vivre-ensemble, qui exige le respect.
Dans une société ouverte, cet équilibre ne devrait pas être régi par la loi, qui doit protéger sans réserve la liberté d’expression d’une société démocratique, mais par la multitude des décisions individuelles. C’est l’implicite d’une société, cette civilité par laquelle chacun modère son comportement, tolérant ce qu’il juge excessif ou offensant, acceptant des convictions différentes, osant affirmer vigoureusement, et quelquefois insolemment, les siennes, mais choisissant quand et comment le faire.
En montrant à ses élèves les caricatures de Charlie Hebdo, Samuel Paty ouvrait de façon intelligente et courageuse un débat nécessaire qu’une société ouverte ne devrait jamais clore. Nous devrions tous souscrire au hashtag #jesuisprof. Quant à #jesuischarlie, il y a des circonstances où je le fais mien, d’autres où je le récuse.
Jean-Marie Guéhenno est ancien secrétaire général adjoint des Nations unies, chargé des opérations de maintien de la paix
Jean-Marie Guéhenno (Diplomate)