Ce cahier n° 7 s’ouvre sur une réflexion bourdieusienne de Walter Wagner à propos de « notre » écrivain. Ce dernier aimait le débat et nous lui sommes fidèles en l’ouvrant ici, tout en ressentant profondément l’exaltation, par Alain Feutry, de l’homme libre que fut Guéhenno.
Deux études très documentées de Jacques Thouroude évoquent le Congrès international des écrivains pour la défense de la culture de juin 1935 et la position de l’écrivain engagé au moment de la crise de Mai 68, l’équilibre si périlleux qu’il a cherché entre ses convictions profondes, la nécessité du mouvement, et la modération qu’inspire l’exercice de la raison.
Jean-Claude Thiriet nous livre une analyse des rapports forcément complexes entre Malaparte, qui rend compte en Italie du Journal d’un homme de 40 ans, et Guéhenno. Guy Sat, présentant sa récente édition de la correspondance entre Mauriac et Guéhenno, explique les raisons profondes de l’affection qu’il porte aux deux écrivains. Enfin, un entretien pour la télévision, effectué en 1973 par Jean-Claude Zylberstein, est l’occasion d’un double portrait de Paulhan et de Guéhenno, se racontant à travers Paulhan.
Outre la traduction d’un article de Malaparte, ce cahier comporte plusieurs documents que nous ont confiés Luc Autret (dont le site, Revues littéraires, http://www.revues-litteraires.com, recense nos Cahiers Guéhenno), Alain Feutry, l’IMEC (grâce à Claire Paulhan), Nathalie Thomas.
Nous sommes enfin très heureux d’accueillir dans notre cahier quatre élèves du lycée Jean Guéhenno de Fougères, qui ont réagi dans leurs nouvelles à des pensées de l’écrivain.
Résumés des principaux articles
Solitude de Jean Guéhenno, Walter Wagner
Au terme d’efforts extraordinaires, Guéhenno parvient à compenser l’inconvénient d’être né dans une famille de prolétaires et à être reçu sous la Coupole. Doté d’une ambition exceptionnelle, il finit par rompre le cercle vicieux de la reproduction de la pauvreté et du manque d’éducation. En avouant rétrospectivement dans La Foi difficile « que c’était un bonheur prodigieux de naître la révolte au cœur », Guéhenno porte un regard réconcilié sur son passé. S’il est l’un des plus beaux exemples de la méritocratie française, son seul échec consiste toutefois à être sentimental et nostalgique : le transclasse ne trouve d’autre issue que de s’enfermer dans un sentiment de solitude, frisant parfois la complaisance.
Guéhenno – Bourdieu – méritocratie – transclasses – Ernaux – Eribon – habitus – ouvriers – bourgeoisie – Jaquet
Un homme libre, Alain Feutry
Pas d'échanges plus humains et plus fraternels que ceux proposés par les livres de Jean Guéhenno : l'homme se laisse toujours deviner derrière l'auteur.
L'inlassable combat de Jean Guéhenno, esprit libre, taraudé par le souci de la vérité, pour la dignité de l'homme, fut exemplaire.
Guéhenno – liberté – vérité – justice – émancipation – indépendance de l’esprit
Hercule et Prométhée, Jacques Thouroude,
Du 21 au 25 juin 1935 se tient à Paris, dans un contexte de mobilisation antifasciste, en présence de 230 intellectuels venus de 38 pays, le Congrès international des écrivains pour la défense de la culture. Jean Guéhenno participe activement à sa préparation. Ces assises seront pour lui l'occasion de réaffirmer, au cours de deux interventions remarquées, devant des intellectuels prestigieux et des militants ouvriers attentifs, son credo humaniste en plaidant pour l’accession d'un « nombre toujours plus grand d'individus à la conscience et à la dignité ».
Guéhenno - Congrès international pour la défense de la culture - 1935 - antifascisme - URSS
« Quelle tempête ! », Jean Guéhenno dans la bourrasque de Mai 1968, Jacques Thouroude
En 1968, Jean Guéhenno vient d'avoir soixante-dix-huit ans. Si, depuis 1945, il n'est pas engagé politiquement comme il le fut avant-guerre, il observe avec attention les évolutions de la société et marque à l'occasion sa forte hostilité au pouvoir personnel du général de Gaulle. Son analyse de Mai 1968 est ambivalente. Il crédite le mouvement étudiant d'avoir réveillé la société, notamment en critiquant le fonctionnement de l'Université et en contestant la société de consommation. Mais il qualifie cette révolte de fausse révolution, désapprouve les formes qu'elle a prises et la contestation systématique de l'autorité des maîtres. S'il participe aux manifestations pour la liberté de l'information, il ne dit mot de la grève ouvrière et livre in fine une vision pessimiste de l'évolution de la société.
Guéhenno – Mai 1968 – université – école - contestation – étudiants
Guéhenno-Malaparte : une rencontre impossible ? Jean-Claude Thiriet
Curzio Malaparte au début des années trente était encore fasciste lorsqu'il donna Technique du coup d'État à la maison Grasset ; le livre est publié dans « Les Écrits », collection dirigée par Jean Guéhenno. On s'attendrait à ce que les deux hommes n'aient été liés que par une relation professionnelle. Or les lettres de Malaparte à Guéhenno, puis la recension que Malaparte fait du Journal d'un homme de quarante ans dans les colonnes du Corriere della sera (26 janvier 1935) prouvent que leur improbable rencontre est allée au-delà. On ne parlera pas d'amitié, mais de confiance et de respect.
Guéhenno – Malaparte – histoire de l’édition – Les Écrits - Grasset – fascisme – antifascisme – sincérité et littérature
Resumes of the principal articles
The Solitude of Jean Guéhenno, Walter Wagner
After extraordinary efforts, Guéhenno succeeded in compensating for the misfortune of having been born into a proletariat family, and was received by the Académie Française. Gifted with exceptional ambition, he ended up breaking the vicious circle of poverty and lack of education. When he admits retrospectively in La Foi difficile that “it was a prodigious joy to give birth in the heart to revolution,” Guéhenno considers his past with reconciliation. If he may be taken as one of the best examples of French meritocracy, his sole failure was to be nonetheless sentimental and nostalgic: the only end the transclasse finds is to close itself up in a feeling of solitude, sometimes approaching indulgence.
Guéhenno – Bourdieu – meritocracy – transclasses – Ernaux – Eribon – habitus – workers – bourgeoisie – Jaquet
A Free Man, Alain Feutry
There are no exchanges more human and fraternal than those offered by Jean Guéhenno’s books: the man always allows himself to be detected behind the author.
The tireless combat of Jean Guéhenno – a free spirit, obsessed by a concern for the truth – for the dignity of man was exemplary.
Guéhenno – liberty – truth – justice – emancipation – independence of mind
Hercules and Prometheus, Jacques Thouroude
From June 21 to 25, 1935, in the context of an anti-fascist mobilization, the International Congress of Writers for the Defense of Culture was held in Paris, with 230 intellectuals from 38 countries present. Jean Guéhenno participated actively in its preparation. This convention would be the occasion for him to affirm, in front of prestigious intellectuals and militant workers, in the course of two notable speeches, his humanistic credo by pleading for the accession “to consciousness and dignity of a continually growing number of individuals.”
Guéhenno – International Congress for the Defense of Culture – 1935 - antifascism - USSR
“What a tempest!” Jean Guéhenno in the gusts of May 1968, Jacques Thouroude
In 1968, Jean Guéhenno had just reached seventy-eight years of age. Even if he was no longer as politically engaged after 1945 as he had been before the war, he observed attentively the changes in society and at the time made his strong hostility to General de Gaulle’s personal power known. His analysis of May 1968 is ambivalent. He credits the student movement with having awakened society, notably by critiquing the functioning of the universities and contesting the consumerist society. But he considers this revolt to be a false revolution, disapproving of the forms it took and the systematic contestation of the masters’ authority. Although he participated in demonstrations for the freedom of information, he says not a word about the workers’ strike and ultimately delivers a pessimistic vision of the evolution of society.
Guéhenno – May 1968 – university – school - contestation – students
Guéhenno-Malaparte: an impossible encounter? Jean-Claude Thiriet
Curzio Malaparte was still a fascist at the start of the 1930s, when he gave Technique du coup d'État to Grasset publishers; the book was published in “Les Écrits,” a collection directed by Jean Guéhenno. One would expect that the two men had been linked only by a professional relationship. Yet Malaparte’s letters to Guéhenno, plus the analysis that Malaparte makes of Journal d'un homme de quarante ans in the columns of Corriere della sera (26 January 1935), prove that their improbable encounter went beyond that. On could not speak of it as friendship, but rather as trust and respect.
Guéhenno – Malaparte – publication history – Les Écrits - Grasset – fascism – antifascism – sincerity and literature